a) Le premier homme, par Luca Vincenzi, 05.11.13 (version révisée)
Dans le couloir
du train pour Saint-Brieuc, un homme regardait défiler ce paysage étroit et plat
qui s’étale de Paris jusqu’à la Manche. Tête nue, le visage long et les traits
fins, le regard bleu et droit, l’homme semblait malgré ses quarante ans
encore mince dans son manteau de pluie. Un peu plus tard le train s’arrêta, et
le voyageur descendit rapidement du train.
À Saint-Brieuc il
guida ses pas vers le cimetière. Il demanda où se trouvait le carré des morts
de la guerre de 1914. « Oui », dit le gardien, « quel nom
cherchez-vous ? – Henri Cormery », répondit le voyageur. Le gardien
ouvrit un grand livre. Son doigt terreux s’arrêta : « Cormery Henri,
blessé à mort dans la bataille de Marne, mort à Saint-Brieuc le 11 octobre
1914. – C’est ça », dit le voyageur. Le gardien ferma le livre.
« Est-ce un descendant ? Demanda-t-il distraitement. – C’est mon père. – C’est dur, dit
l’autre. – Mais non, je n’avais pas un an quand il est mort. – Oui, dit le
gardien, quand même. Il y a eu trop de morts. »
« C’est
ici », dit le gardien. Cormery s’approcha de la dalle et la regarda
distraitement. Oui, c’était vraiment son nom. Il leva son regard. Autour de lui
tout était silencieux.
À ce moment-là, il
lut sur la tombe la date de naissance de son père, par cette occasion il
remarqua qu'il ne l’avait pas connue jusque là. Ensuite il lut les deux dates,
« 1885 – 1914 » et calcula automatiquement : vingt-neuf ans.
Tout à coup l’idée lui vint qui ébranla tout son corps. Il avait quarante ans.
L’homme enterré sous cette dalle, qui avait été un père, était plus jeune que
lui. Et le flot de tendresse et de compassion qui soudainement remplit son cœur,
n’était pas le mouvement de l'âme que le fils ressent en se souvenant du père perdu,
mais la compassion que ressent un homme accompli devant un enfant tué
injustement – quelque chose n’était pas en ordre ici, et pour dire la vérité,
il n’y avait pas d’ordre, seulement folie et chaos là, où le fis était plus âgé
que le père.
(D’après Albert Camus, tiré de Le premier homme)
b) 3 points de grammaire :
I – voir les lignes : « un homme regardait défiler ce paysage étroit
et plat qui s’étale de Paris jusqu’ à la Manche. »
Le récit est à l'imparfait, mais comme il est question de quelque chose qui est inchangeable (le
paysage entre Paris et la Manche), il faut mettre le verbe au présent.
II – voir les lignes : « L’homme enterré sous cette dalle, qui avait
été un père, était plus jeune que lui. »
Le récit est au passé simple. Mais comme il est question d’une action accomplie avant le récit, le
verbe est au plus-que-parfait.
III – voir les lignes : « Il leva son regard »
Dans la version
allemande c’est écrit : « er hob seine Augen ». Plutôt que de le traduire littéralement, on peut changer «les yeux» par «le regard».
c) Quelque lignes sur le thème
Ce passage traite
d’un fils qui va visiter la tombe de son père. Le fils est, au moment de la
visite, plus âgé que son père, car celui-ci est mort jeune pendant la guerre. Le
fils ressent le paradoxe de cette situation, car il y a une inversion des
âges. Normalement le père est toujours plus âgé que le fils. À travers ce
paradoxe il réalise tout le chaos causé par la guerre. Cette inversion des âges
est quelque chose qui ne devrait pas se passer, il y a une injustice et une force
contrenature qui agit et qui cause folie et chaos : la guerre.
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